J'accuse!

참혹한 오죽2014.05.25 14:37조회 수 1496댓글 7

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Monsieur le President,

Me permettez-vous, dans ma gratitude pour le bienveillant accueil que vous m'avez fait un jour, d'avoir le souci de votre juste gloire et de vous dire que votre etoile, si heureuse jusqu'ici, est menacee de la plus honteuse, de la plus ineffacable des taches ?

Vous etes sorti sain et sauf des basses calomnies, vous avez conquis les cœurs. Vous apparaissez rayonnant dans l'apotheose de cette fete patriotique que l'alliance russe a ete pour la France, et vous vous preparez a presider au solennel triomphe de notre Exposition universelle, qui couronnera notre grand siecle de travail, de verite et de liberte.

Mais quelle tache de boue sur votre nom - j'allais dire sur votre regne - que cette abominable affaire Dreyfus ! Un conseil de guerre vient, par ordre d'oser acquitter un Esterhazy, soufflet supreme a toute verite, a toute justice. Et c'est fini, la France a sur la joue cette souillure, l'histoire ecrira que c'est sous votre presidence qu'un tel crime social a pu etre commis.

Puisqu'ils ont ose, j'oserai aussi, moi. La verite, je la dirai, car j'ai promis de la dire, si la justice, regulierement saisie, ne la faisait pas, pleine et entiere. Mon devoir est de parler, je ne veux pas etre complice. Mes nuits seraient hantees par le spectre de l'innocent qui expie la-bas, dans la plus affreuse des tortures, un crime qu'il n'a pas commis.

Et c'est a vous, monsieur le President, que je la crierai, cette verite, de toute la force de ma revolte d'honnete homme. Pour votre honneur, je suis convaincu que vous l'ignorez. Et a qui donc denoncerai-je la tourbe malfaisante des vrais coupables, si ce n'est a vous, le premier magistrat du pays ?

La verite d'abord sur le proces et sur la condamnation de Dreyfus.

Un homme nefaste a tout mene, a tout fait, c'est le colonel du Paty de Clam, alors simple commandant. Il est l'affaire Dreyfus tout entiere, on ne la connaitra que lorsqu'une enquete loyale aura etabli nettement ses actes et ses responsabilites. Il apparait comme l'esprit le plus fumeux, le plus complique, hante d'intrigues romanesques, se complaisant aux moyens des romans-feuilletons, les papiers voles, les lettres anonymes, les rendez-vous dans les endroits deserts, les femmes mysterieuses, qui colportent, la nuit, des preuves accablantes. C'est lui qui imagina de dicter le bordereau a Dreyfus ; c'est lui qui reva de l'etudier dans une piece entierement revetue de glaces ; c'est lui que le commandant Forzinetti nous represente arme d'une lanterne sourde, voulant se faire introduire pres de l'accuse endormi, pour projeter sur son visage un brusque flot de lumiere et surprendre ainsi son crime, dans l'emoi du reveil. Et je n'ai pas a tout dire, qu'on cherche, on trouvera. je declare simplement que le commandant du Paty de Clam, charge d'instruire l'affaire Dreyfus, comme officier judiciaire, est, dans l'ordre des dates et des responsabilites, le premier coupable de l'effroyable erreur judiciaire qui a ete commise.

Le bordereau etait depuis quelque temps deja entre les mains du colonel Sandherr, directeur du bureau des renseignements, mort depuis de paralysie generale. Des " fuites " avaient lieu, des papiers disparaissaient, comme il en disparait aujourd'hui encore; et l'auteur du bordereau etait recherche lorsqu'un a priori se fit peu a peu que cet auteur ne pouvait etre qu'un officier de l'etat-major, et un officier d'artillerie : double erreur manifeste, qui montre avec quel esprit superficiel on avait etudie ce bordereau, car un examen raisonne demontre qu'il ne pouvait s'agir que d'un officier de troupe. On cherchait donc dans la maison, on examinait les ecritures, c'etait comme une affaire de famille, un traitre a surprendre dans les bureaux memes, pour l'en expulser. Et, sans que je veuille refaire ici une histoire connue en partie, le commandant du Paty de Clam entre en scene, des qu'un premier soupcon tombe sur Dreyfus : a partir de ce moment, c'est lui qui a invente Dreyfus, l'affaire devient son affaire, il se fait fort de confondre le traitre, de l'amener a des aveux complets. Il y a bien le ministre de la guerre, le general Mercier, dont l'intelligence semble mediocre ; il y a bien le chef de l'etat major, le general de Boisdeffre, qui parait avoir cede a sa passion clericale, et le sous-chef de l'etat-major, le general Gonse, dont la conscience a pu s'accommoder de beaucoup de choses. Mais au fond, il n'y a d'abord que le commandant du Paty de Clam, qui les mene tous, qui les hypnotise, car il s'occupe aussi de spiritisme, d'occultisme, il converse avec les esprits. On ne croira jamais les experiences auxquelles il a soumis le malheureux Dreyfus, les pieges dans lesquels il a voulu le faire tomber, les enquetes folles, les imaginations monstrueuses, toute une demence torturante.

Ah ! cette premiere affaire, elle est un cauchemar, pour qui la connait dans ses details vrais ! Le commandant du Paty de Clam arrete Dreyfus, le met au secret. Il court chez madame Dreyfus, la terrorise, lui dit que, si elle parle, son mari est perdu. Pendant ce temps, le malheureux s'arrachait la chair, hurlait son innocence. Et l'instruction a ete faite ainsi, comme dans une chronique du quinzieme siecle, au milieu du mystere, avec une complication d'expedients farouches, tout cela base sur une seule charge enfantine, ce bordereau imbecile, qui n'etait pas seulement une trahison vulgaire, qui etait aussi la plus impudente des escroqueries, car les fameux secrets livres se trouvaient presque tous sans valeur. Si j'insiste, c'est que l'oeuf est ici, d'ou va sortir plus tard le vrai crime, l'epouvantable deni de justice dont la France est malade. Je voudrais faire toucher du doigt comment l'erreur judiciaire a pu etre possible, comment elle est nee des machinations du commandant du Paty de Clam, comment le general Mercier, les generaux de Boisdeffre et Gonse ont pu s'y laisser prendre, engager peu a peu leur responsabilite dans cette erreur, qu'ils ont cru devoir, plus tard, imposer comme la verite sainte, une verite qui ne se discute meme pas. Au debut, il n'y a donc de leur part que de l'incurie et de l'inintelligence. Tout au plus, les sent-on ceder aux passions religieuses du milieu et aux prejuges de l'esprit de corps. Ils ont laisse faire la sottise.

Mais voici Dreyfus devant le conseil de guerre. Le huis clos le plus absolu est exige. Un traitre aurait ouvert la frontiere a l'ennemi, pour conduire l'empereur allemand jusqu'a Notre Dame, qu'on ne prendrait pas des mesures de silence et de mystere plus etroites. La nation est frappee de stupeur, on chuchote des faits terribles, de ces trahisons monstrueuses qui indignent l'Histoire, et naturellement la nation s'incline. Il n'y a pas de chatiment assez severe, elle applaudira a la degradation publique, elle voudra que le coupable reste sur son rocher d'infamie devore par les remords. Est-ce donc vrai, les choses indicibles, les choses dangereuses, capables de mettre l'Europe en flammes, qu'on a du enterrer soigneusement derriere ce huis clos ?

Non ! Il n'y a eu, derriere, que les imaginations romanesques et dementes du commandant du Paty de Clam. Tout cela n'a ete fait que pour cacher le plus saugrenu des romans-feuilletons. Et il suffit, pour s'en assurer, d'etudier attentivement l'acte d'accusation lu devant le conseil de guerre.

Ah ! le neant de cet acte d'accusation ! Qu'un homme ait pu etre condamne sur cet acte, c'est un prodige d'iniquite. je defie les honnetes gens de le lire sans que leur coeur bondisse d'indignation et crie leur revolte, en pensant a l'expiation demesuree, la-bas, a l'ile du Diable. Dreyfus sait plusieurs langues, crime ; on n'a trouve chez lui aucun papier compromettant, crime; il va parfois dans son pays d'origine, crime ; il est laborieux, il a le souci de tout savoir, crime; il ne se trouble pas, crime, il se trouble, crime. Et les naivetes de redaction, les formelles assertions dans le vide ! On nous avait parle de quatorze chefs d'accusation : nous n'en trouvons qu'une seul en fin de compte, celle du bordereau; et nous apprenons meme que les experts n'etaient pas d'accord, qu'un d'eux, M. Gobert, a ete bouscule militairement, parce qu'il se permettait de ne pas conclure dans le sens desire. On parlait aussi de vingt-trois officiers qui etaient venus accabler Dreyfus de leurs temoignages. Nous ignorons encore leurs interrogatoires, mais il est certain que tous ne l'avaient pas charge ; et il est a remarquer, en outre, que tous appartenaient au bureau de la guerre. C'est un proces de famille, on est la entre soi, et il faut s'en souvenir : l'etat-major a voulu le proces, l'a juge, et il vient de le juger une seconde fois.

Donc, il ne restait que le bordereau sur lequel les experts ne s'etaient pas entendus. On raconte que, dans la chambre du conseil, les juges allaient naturellement acquitter. Et des lors, comme on comprend l'obstination desesperee avec laquelle, pour justifier la condamnation, on affirme aujourd'hui l'existence d'une piece secrete, accablante, la piece qu'on ne peut montrer, qui legitime tout, devant laquelle nous devons nous incliner, le bon dieu invisible et inconnaissable. je la nie, cette piece, je la nie de toute ma puissance ! Une piece ridicule, oui, peut-etre la piece ou il est question de petites femmes, et ou il est parle d'un certain D. qui devient trop exigeant, quelque mari sans doute trouvant qu'on ne lui payait pas sa femme assez cher. Mais une piece interessant la defense nationale, qu'on ne saurait produire sans que la guerre fut declaree demain, non, non ! C'est un mensonge; et cela est d'autant plus odieux et cynique qu'ils mentent impunement sans qu'on puisse les en convaincre.

Ils ameutent la France, ils se cachent derriere sa legitime emotion, ils ferment les bouches en troublant les coeurs en pervertissant les esprits. Je ne connais pas de plus grand crime civique.

Voila donc monsieur le President, les faits qui expliquent comment une erreur judiciaire a pu etre commise; et les preuves morales, la situation de fortune de Dreyfus, l'absence de motifs, son continuel cri d'innocence, achevent de le montrer comme une victime des extraordinaires imaginations du commandant du Paty de Clam, du milieu clerical ou il se trouvait, de la chasse aux " sales juifs " qui deshonore notre epoque.

Et nous arrivons a l'affaire Esterhazy. Trois ans se sont passes, beaucoup de consciences restent troublees profondement, s'inquietent, cherchent, finissent par se convaincre de l'innocence de Dreyfus.

Je ne ferai pas l'historique des doutes, puis de la conviction de M. Scheurer-Kestner. Mais, pendant qu'il fouillait de son cote, il se passait des faits graves a l'etat-major meme. Le colonel Sandherr etait mort et le lieutenant-colonel Picquart lui avait succede comme chef du bureau des renseignements. Et c'est a ce titre, dans l'exercice de ses fonctions, que ce dernier eut un jour entre les mains une lettre-telegramme, adressee au commandant Esterhazy, par un agent d'une puissance etrangere. Son devoir strict etait d'ouvrir une enquete. La certitude est qu'il n'a jamais agi en dehors de la volonte de ses superieurs. Il soumit donc ses soupcons a ses superieurs hierarchiques, le general Gonse, puis le general de Boisdeffre, puis le general Billot, qui avait succede au general Mercier comme ministre de la guerre. Le fameux dossier Picquart, dont il a ete tant parle, n'a jamais ete que le dossier Billot, j'entends le dossier fait par un subordonne pour son ministre, le dossier qui doit exister encore au ministere de la Guerre. Les recherches durerent de mai a septembre 1896, et ce qu'il faut affirmer bien haut, c'est que le general de Boisdeffre et le general Billot ne mettaient pas en doute que le fameux bordereau fut de l'ecriture d'Esterhazy. L'enquete du lieutenant-colonel Picquart avait abouti a cette constatation certaine. Mais l'emoi etait grand, car la condamnation d'Esterhazy entrainait inevitablement la revision du proces Dreyfus; et c'etait ce que l'etat-major ne voulait a aucun prix.

Il dut y avoir la une minute psychologique pleine d'angoisse. Remarquez que le general Billot n'etait compromis dans rien, il arrivait tout frais, il pouvait faire la verite. Il n'osa pas, dans la terreur sans doute de l'opinion publique, certainement aussi dans la crainte de livrer tout l'etat-major, le general de Boisdeffre, le general Gonse, sans compter les sous-ordres. Puis ce ne fut la qu'une minute de combat entre sa conscience et ce qu'il croyait etre l'interet militaire. Quand cette minute fut passee, il etait deja trop tard. Il s'etait engage, il etait compromis. Et, depuis lors, sa responsabilites n'a fait que grandir, il a pris a sa charge le crime des autres, il est aussi coupable que les autres, il est plus coupable qu'eux, car il a ete le maitre de faire justice, et il n'a rien fait. Comprenez-vous cela ! Voici un an que le general Billot, que les generaux de Boisdeffre et Gonse savent que Dreyfus est innocent, et ils ont garde pour eux cette effroyable chose. Et ces gens-la dorment, et ils ont des femmes et des enfants qu'ils aiment !

Le colonel Picquart avait rempli son devoir d'honnete homme. Il insistait aupres de ses superieurs, au nom de la justice. Il les suppliait meme, il leur disait combien leurs delais etaient impolitiques devant le terrible orage qui s'amoncelait, qui devait eclater, lorsque la verite serait connue. Ce fut, plus tard, le langage que M. Scheurer-Kestner tint egalement au general Billot, l'adjurant par patriotisme de prendre en main l'affaire, de ne pas la laisser s'aggraver, au point de devenir un desastre public. Non ! le crime etait commis, l'etat-major ne pouvait plus avouer son crime. Et le lieutenant-colonel Picquart fut envoye en mission, on l'eloigna de plus loin en plus loin, jusqu'en Tunisie, ou l'on voulut meme un jour honorer sa bravoure, en le chargeant d'une mission qui l'aurait fait surement massacrer, dans les parages ou le marquis de Mores a trouve la mort. Il n'etait pas en disgrace, le general Gonse entretenait avec lui une correspondance amicale. Seulement, il est des secrets qu'il ne fait pas bon d'avoir surpris.

A Paris, la verite marchait, irresistible, et l'on sait de quelle facon l'orage attendu eclata. M. Mathieu Dreyfus denonca le commandant Esterhazy comme le veritable auteur du bordereau, au moment ou monsieur Scheurer-Kestner allait deposer, entre les mains du garde des sceaux, une demande en revision du proces. Et c'est ici que le commandant Esterhazy parait. Des temoignages le montrent d'abord affole, pret au suicide ou a la fuite. Puis, tout d'un coup, il paye d'audace, il etonne Paris par la violence de son attitude. C'est que du secours lui etait venu, il avait recu une lettre anonyme l'avertissant des menees de ses ennemis, une dame mysterieuse s'etait meme derangee de nuit pour lui remettre une piece volee a l'etat-major, qui devait le sauver. Et je ne puis m'empecher de retrouver la le lieutenant-colonel du Paty de Clam, en reconnaissant les expedients de son imagination fertile. Son oeuvre, la culpabilite de Dreyfus, etait en peril, et il a voulu surement defendre son oeuvre. La revision du proces, mais c'etait l'ecroulement du roman-feuilleton si extravagant, si tragique, dont le denouement abominable a lieu a l'ile du Diable ! C'est ce qu'il ne pouvait permettre. Des lors, le duel va avoir lieu entre le lieutenant-colonel Picquart et le lieutenant-colonel du Paty de Clam, l'un le visage decouvert, l'autre masque. On les retrouvera prochainement tous deux devant la justice civile. Au fond, c'est toujours l'etat-major qui se defend, qui ne veut pas avouer son crime, dont l'abomination grandit d'heure en heure.

On s'est demande avec stupeur quels etaient les protecteurs du commandant Esterhazy. C'est d'abord, dans l'ombre, le lieutenant-colonel du Paty de Clam qui a tout machine, qui a tout conduit. Sa main se trahit aux moyens saugrenus. Puis, c'est le general de Boisdeffre, c'est le general Gonse, c'est le general Billot lui-meme, qui sont bien obliges de faire acquitter le commandant, puisqu'ils ne peuvent laisser reconnaitre l'innocence de Dreyfus, sans que les bureaux de la guerre croulent sous le mepris public. Et le beau resultat de cette situation prodigieuse, c'est que l'honnete homme la-dedans, le lieutenant-colonel Picquart, qui seul a fait son devoir, va etre la victime, celui qu'on bafouera et qu'on punira. 0 justice, quelle affreuse desesperance serre le coeur! On va jusqu'a dire que c'est lui le faussaire, qu'il a fabriquee la carte-telegramme pour perdre Esterhazy. Mais, grand Dieu ! pourquoi ? dans quel but ? Donnez un motif. Est-ce que celui-la aussi est paye par les juifs ? Le joli de l'histoire est qu'il etait justement antisemite. Oui ! nous assistons a ce spectacle infame, des hommes perdus de dettes et de crimes dont on proclame l'innocence, tandis qu'on frappe l'honneur meme, un homme a la vie sans tache ! Quand une societe en est la, elle tombe en decomposition.

Voila donc, monsieur le President, l'affaire Esterhazy: un coupable qu'il s'agissait d'innocenter. Depuis bientot deux mois, nous pouvons suivre heure par heure la belle besogne. J'abrege, car ce n'est ici, en gros, que le resume de l'histoire dont les brulantes pages seront un jour ecrites tout au long. Et nous avons donc vu le general de Pellieux, puis le commandant Ravary, conduire une enquete scelerate d'ou les coquins sortent transfigures et les honnetes gens salis. Puis, on a convoque le conseil de guerre.

Comment a-t-on pu esperer qu'un conseil de guerre deferait ce qu'un conseil de guerre avait fait ?

Je ne parle meme pas du choix toujours possible des juges. L'idee superieure de discipline, qui est dans le sang de ces soldats, ne suffit-elle pas a affirmer leur pouvoir meme d'equite ? Qui dit discipline dit obeissance. Lorsque le ministere de la guerre, le grand chef, a etabli publiquement, aux acclamations de la representation nationale, l'autorite absolue de la chose jugee, vous voulez qu'un conseil de guerre lui donne un formel dementi ? Hierarchiquement, cela est impossible. Le general Billot a suggestionne les juges par sa declaration, et ils ont juge comme ils doivent aller au feu, sans raisonner. L'opinion preconcue qu'ils ont apportee sur leur siege est evidemment celle-ci : " Dreyfus a ete condamne pour crime de trahison par un conseil de guerre ; il est donc coupable, et nous, conseil de guerre, nous ne pouvons le declarer innocent; or nous savons que reconnaitre la culpabilite d'Esterhazy, ce serait proclamer l'innocence de Dreyfus. " Rien ne pouvait les faire sortir de la.

Ils ont rendu une sentence inique qui a jamais pesera sur nos conseils de guerre, qui entachera desormais de suspicion tous leurs arrets. Le premier conseil de guerre a pu etre inintelligent, le second est forcement criminel. Son excuse, je le repete, est que le chef supreme avait parle, declarant la chose jugee inattaquable, sainte et superieure aux hommes, de sorte que des inferieurs ne pouvaient dire le contraire. On nous parle de l'honneur de l'armee, on veut que nous l'aimions, que nous la respections. Ah ! certes, oui, l'armee qui se leverait a la premiere menace, qui defendrait la terre francaise, elle est tout le peuple et nous n'avons pour elle que tendresse et respect. Mais il ne s'agit pas d'elle, dont nous voulons justement la dignite, dans notre besoin de justice. Il s'agit du sabre, le maitre qu'on nous donnera demain peut-etre. Et baiser devotement la poignee du sabre, le dieu, non !

Je l'ai demontre d'autre part : l'affaire Dreyfus etait l'affaire des bureaux de la guerre, un officier de l'etat-major, denonce par ses camarades de l'etat-major, condamne sous la pression des chefs de l'etat-major. Encore une fois, il ne peut revenir innocent, sans que tout l'etat-major soit coupable. Aussi les bureaux, par tous les moyens imaginables, par des campagnes de presse, par des communications, par des influences, n'ont-ils couvert Esterhazy que pour perdre une seconde fois Dreyfus. Ah ! quel coup de balai le gouvernement republicain devrait donner dans cette jesuitiere, ainsi que les appelle le general Billot lui meme ! Ou est-il, le ministere vraiment fort et d'un patriotisme sage, qui osera tout y refondre et tout y renouveler ? Que de gens je connais qui, devant une guerre possible, tremblent d'angoisse, en sachant dans quelles mains est la defense nationale! et quel nid de basses intrigues, de commerages et de dilapidations, est devenu cet asile sacre, ou se decide le sort de la patrie! On s'epouvante devant le jour terrible que vient d'y jeter l'affaire Dreyfus, ce sacrifice humain d'un malheureux, d'un " sale juif " ! Ah ! tout ce qui s'est agite la de demence et de sottise, des imaginations folles, des pratiques de basse police, des moeurs d'inquisition et de tyrannie, le bon plaisir de quelques galonnes mettant leurs bottes sur la nation, lui rentrant dans la gorge son cri de verite et de justice, sous le pretexte menteur et sacrilege de la raison d'Etat.

Et c'est un crime encore que de s'etre appuye sur la presse immonde, que de s'etre laisse defendre par toute la fripouille de Paris, de sorte que voila la fripouille qui triomphe insolemment, dans la defaite du droit et de la simple probite. C'est un crime d'avoir accuse de troubler la France ceux qui la veulent genereuse, a la tete des nations libres et justes, lorsqu'on ourdit soi-meme l'impudent complot d'imposer l'erreur, devant le monde entier. C'est un crime d'egarer l'opinion, d'utiliser pour une besogne de mort cette opinion qu'on a pervertie jusqu'a la faire delirer. C'est un crime d'empoisonner les petits et les humbles, d'exasperer les passions de reaction et d'intolerance, en s'abritant derriere l'odieux antisemitisme, dont la grande France liberale des droits de l'homme mourra, si elle n'en est pas guerie. C'est un crime que d'exploiter le patriotisme pour des oeuvres de haine, et c'est un crime enfin que de faire du sabre le dieu moderne, lorsque toute la science humaine est au travail pour l'oeuvre prochaine de verite et de justice.

Cette verite, cette justice, que nous avons si passionnellement voulues, quelle detresse a les voir ainsi souffletees, plus meconnues et plus obscurcies ! Je me doute de l'ecroulement qui doit avoir lieu dans l'ame de M. Scheurer-Kestner, et je crois bien qu'il finira par eprouver un remords, celui de n'avoir pas agi revolutionnairement, le jour de l'interpellation au Senat, en lachant tout le paquet, pour tout jeter a bas. Il a ete le grand honnete homme, l'homme de sa vie loyale, il a cru que la verite se suffisait a elle-meme, surtout lorsqu'elle lui apparaissait eclatante comme le plein jour. A quoi bon tout bouleverser, puisque bientot, le soleil allait luire ? Et c'est de cette serenite confiante dont il est si cruellement puni. De meme pour le lieutenant-colonel Picquart, qui par un sentiment de haute dignite, n'a pas voulu publier les lettres du general Gonse. Ces scrupules l'honorent d'autant plus, que, pendant qu'il restait respectueux de la discipline, ses superieurs le faisaient couvrir de boue, instruisaient eux-memes son proces, de la facon la plus inattendue et la plus outrageante. Il y a deux victimes, deux braves gens, deux coeurs simples, qui ont laisse faire Dieu, tandis que le diable agissait. Et l'on a meme vu, pour le lieutenant-colonel Picquart, cette chose ignoble : un tribunal francais, apres avoir laisse le rapporteur charger publiquement un temoin, l'accuser de toutes les fautes, a fait le huis clos, lorsque ce temoin a ete introduit pour s'expliquer et se defendre. Je dis que cela est un crime de plus et que ce crime soulevera la conscience universelle. Decidement, les tribunaux militaires se font une singuliere idee de la justice.

Telle est donc la simple verite, monsieur le President, et elle est effroyable, elle restera pour votre presidence une souillure. Je me doute bien que vous n'avez aucun pouvoir en cette affaire, que vous etes le prisonnier de la Constitution et de votre entourage. Vous n'en avez pas moins un devoir d'homme, auquel vous songerez, et que vous remplirez. Ce n'est pas, d'ailleurs, que je desespere le moins du monde du triomphe. Je le repere avec une certitude plus vehemente : la verite est en marche, et rien ne l'arretera. C'est aujourd'hui seulement que l'affaire commence, puisque aujourd'hui seulement les positions sont nettes : d'une part, les coupables qui ne veulent pas que la lumiere se fasse ; de l'autre, les justiciers qui donneront leur vie pour qu'elle soit faite. Quand on enferme la verite sous terre, elle s'y amasse, elle y prend une force telle d'explosion, que, le jour ou elle eclate, elle fait tout sauter avec elle. On verra bien si l'on ne vient pas de preparer, pour plus tard, le plus retentissant des desastres.

Mais cette lettre est longue, monsieur le President, et il est temps de conclure.

J'accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d'avoir ete l'ouvrier diabolique de l'erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d'avoir ensuite defendu son oeuvre nefaste, depuis trois ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus coupables.

J'accuse le general Mercier de s'etre rendu complice, tout au moins par faiblesse d'esprit, d'une des plus grandes iniquites du siecle.

J'accuse le general Billot d'avoir eu entre les mains les preuves certaines de l'innocence de Dreyfus et de les avoir etouffees, de s'etre rendu coupable de ce crime de lese-humanite et de lese-justice, dans un but politique et pour sauver l'etat-major compromis.

J'accuse le general de Boisdeffre et le general Gonse de s'etre rendus complices du meme crime, l'un sans doute par passion clericale, l'autre peut-etre par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre l'arche sainte, inattaquable.

J'accuse le general de Pellieux et le commandant Ravary d'avoir fait une enquete scelerate, j'entends par la une enquete de la plus monstrueuse partialite, dont nous avons, dans le rapport du second, un imperissable monument de naive audace.

J'accuse les trois experts en ecritures, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, d'avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, a moins qu'un examen medical ne les declare atteints d'une maladie de la vue et du jugement.

J'accuse les bureaux de la guerre d'avoir mene dans la presse, particulierement dans l'Eclair et dans L'Echo de Paris, une campagne abominable, pour egarer l'opinion et couvrir leur faute.

J'accuse enfin le premier conseil de guerre d'avoir viole le droit, en condamnant un accuse sur une piece restee secrete, et j'accuse le second conseil de guerre d'avoir couvert cette illegalite, par ordre, en commettant a son tour le crime juridique d'acquitter sciemment un coupable.

En portant ces accusations, je n'ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les delits de diffamation. Et c'est volontairement que je m'expose.

Quant aux gens que j'accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n'ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entites, des esprits de malfaisance sociale. Et l'acte que j'accomplis ici n'est qu'un moyen revolutionnaire pour hater l'explosion de la verite et de la justice.

Je n'ai qu'une passion, celle de la lumiere, au nom de l'humanite qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammee n'est que le cri de mon ame. Qu'on ose donc me traduire en cour d'assises et que l'enquete ait lieu au grand jour ! J'attends.

Veuillez agreer, monsieur le President, l'assurance de mon profond respect.

Emile Zola , 13 janvier 1898

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